Le Storyworld, terrain de la cyberguerre narrative.
[Chapeau]
Où l’on aborde la cyberguerre narrative pour prendre le contrôle du Storyworld. Où l’on part de l’événement qui l’a révélée au grand public, le scandale Cambridge Analytica. Où l’on s’interroge sur l’absence d’information concernant la partie narrative de cette affaire. Où l’on déroule deux explications : la redondance médiatique et la réduction de la morale à la propriété des data. Où l’on oppose les médias ouverts aux médias prosélytes. Où l’on plébiscite une plus grande variété éditoriale dans les médias ouverts pour lutter contre le discrédit et limiter les biais. Où l’on commence à attirer l’attention sur Al Jazeera et sa filiale à destination de la jeunesse, AJ+. Où l’on balaye les divers aspects de la cyberguerre selon qu’elle concerne le médianumérique ou le Storyworld. Où l’on présente la notion de cyber power. Où l’on dénonce l’avance des illibéraux en matière de cyberpower, notamment du Kremlin et de Pékin. Où l’on explique le retard des autres par l’hégémonie du storyworld néolibéral qui réduit le médianumérique à un marché. Où l’on dévoile la dissimulation de la propagande islamiste d’AJ+ sous l’apparence d’un discours progressiste, grâce à l’instrumentalisation de la décolonisation. Où l’on signale l’avancée du storyworld islamiste qui a déjà réussi à réécrire l’histoire. Où l’on fait le pont avec d’autres mouvements théocrates illibéraux. Où l’on remarque l’étendue de la réinvention de l’histoire dès lors qu’une force illibérale arrive au pouvoir. Où l’on met en exergue le rôle de la socialisation de terrain en complément du cyberpower. Où l’on insiste sur le fait que socialisation sectaire, allosyntaxe et storyworlds fictifs vont de pair dans l’établissement du totalitarisme.
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[À retenir]
La compréhension de la mécanique des storyworlds est un enjeu hautement stratégique et politique, car le Storyworld est le terrain d’une cyberguerre narrative.
La cyberguerre prend plusieurs formes. Elle peut être relative à l’infrastructure médianumérique, et relever du sabotage ou du soutien à des opérations de terrain. Elle peut concerner l’espionnage par vol de données. Elle peut enfin concerner le Storyworld, et avoir pour objectif de recruter les esprits, les votes, et les vies par le storytelling.
Les forces politiques qui versent dans le totalitarisme – comme la Russie de Poutine, le Parti-État chinois, l’islamisme, l’alt-right, les illibéraux, ou une certaine gauche – n’ont aucun scrupule à utiliser tous les possibles que leur offrent le Storyworld pour propager des faits alternatifs, manipuler les esprits et créer de l’agitation. Les forces politiques démocrates et réalistes – par nature – n’usent pas de ces procédés. S’ensuit une asymétrie délétère pour la démocratie, peut-être fatale.
Les storyworlds falsificateurs et agitateurs parviennent à devenir le centre de l’actualité avec leurs excès et leurs mensonges. Non seulement ils sont propagés avec volontarisme et moyens, mais, de surcroît, ils sont relayés par la dénonciation qu’en font les médias non-prosélytes (ou « médias ouverts »), dans une attitude que l’on pourrait qualifier « d’addiction au contenu chaud ».
Dès lors, « l’ici et le maintenant » du Storyworld vit au rythme des excès des storyworlds falsificateurs.
Bien évidemment, la guerre narrative dans le Storyworld est d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne d’une socialisation de terrain, par le réseau amical, de solidarité ou de voisinage. Les storyworlds illibéraux bénéficient tout particulièrement de leur assise sur des communautés religieuses traditionnelles.
Quant à nous, nous ne nous rendons pas compte de ce qu’il se passe, des faits alternatifs que nous avons déjà acceptés, et de ce à quoi nos enfants sont exposés. L’exemple d’AJ+ illustre la situation. Média qatari à destination des jeunes, il diffuse le storyworld islamiste des Frères musulmans en arabe, français, anglais et espagnol, sous un simulacre de progressisme décolonial.