S’émanciper

[Extrait]

[…] Éviter la bascule totalitaire dans un Storyworld éloigné du réel dépend de chacun d’entre nous, de notre émancipation cognitive individuelle. Nous avons besoin de la petite pilule rouge. Nous avons besoin d’apprendre à traquer nos logiques conceptuelles et conflictuelles, nos fétiches, nos envolées lyriques et nos réécritures du réel. Nous avons besoin de refuser leur réconfort aussi addictif qu’une drogue, et de leur préférer la surveillance fort désagréable de la mauvaise conscience.

C’est une éthique et une honnêteté.

Il nous faut chercher le fait en l’habillant le moins possible de nos propres convictions et de nos propres récits. Ça ne va pas de soi. Il faut pouvoir questionner nos motifs. Délégitimer nos affects. Quel travail permanent. Quelle fatigue. Quel effort contre soi-même.

Le philosophe de la morale Vladimir Jankélévitch en parle si bien dans son traité sur le mensonge :

« Cet effort, par lequel nous renonçons au romanesque automatique de la fiction, c’est cela qu’on appelle impartialité ou objectivité. Il en coûte d’être sincère.

Ne pas combler une case vide, se raidir contre la tentation d’idéaliser, généraliser, exagérer ou anticiper, interrompre la frénésie hallucinatoire des tendances, se refuser au coup de pouce – voilà qui exige passablement de probité et une exactitude à toute épreuve. »

Nous avons indubitablement besoin de cette probité, de cette sincérité, quel qu’en soit le coût.

Il en va de notre liberté et de notre paix profonde. Il en va de notre vie ou de celle de l’autre.

L’aliénation fondamentale et première n’est ni celle du capital, ni celle de la colonialité, ni celle du patriarcat, ni celle de l’État, ni celle du genre, ni celle des intérêts étrangers, ni celle des 0,1 %, c’est l’obéissance intégrale et viscérale que nous avons – à la racine de nos réflexes – à nos storyworlds, à nos archétypes, à nos logiques conflictuelles et à nos logiques conceptuelles, c’est le réconfort que nous cherchons dans la connivence d’une signature rhétorique qui nous exalte.

Émancipons-nous de la foi aveugle en nos storyworlds. Émancipons-nous des galvanisations de la colère. Émancipons-nous de la facilité que nous offre la réécriture du réel. Cette émancipation-là est en notre pouvoir. C’est d’elle que dépendent la survie du réel, la démocratie et la cohabitation pacifique avec l’autre en ces temps qui nous chagrinent.

Avant de nous quitter, j’aimerais vous raconter une dernière histoire, un mythe, un mythe qui comme tous les mythes vit, circule, est trituré, malmené, déterritorialisé, réapproprié, remixé. Le mythe des annales akashiques.

Dans le Sāṃkhya, philosophie hindoue, l’Akasha est le cinquième élément. Il possède des qualités que les autres n’ont pas. En particulier, il est mémoire, mémoire absolue. Il enregistre tout. Tout ce qui se dit, se fait, se sent, se pense, la conscience de chaque être vivant.

L’énergie, la vibration singulière, de tout ce qui est, de tous les faits bruts, poursuit son chemin ondulatoire et s’inscrit dans l’Akasha.


Le numérique lui aussi est matière, cinquième ou sixième élément, mais il n’est pas Akasha. Il n’enregistre pas tout ce qui est, mais tout ce qui semble.

Il capte nos propos. Il mesure en temps réel nos données biologiques. Il enregistre nos déplacements. Et il mélange ces informations que nous produisons par nos activités avec ce qu’il se dit et ce qu’il se montre de nous.


Le numérique transforme tout de nos vies et de leurs représentations en données, données en attente, comme les annales akashiques, d’une lecture et d’une interprétation.

Mais prenons garde. À la différence des annales akashiques, dans le médianumérique, nous ne retrouvons pas la mémoire du réel : nous retrouvons la mémoire du Storyworld. Et cette mémoire est et sera la seule mémoire à laquelle nous avons et nous aurons, pour toujours, accès.

[…]