Ce qui nous attend. Scenarii et propositions.
[Chapeau]
Où l’on envisage cinq scenarii d’évolution et d’action : traverser la catastrophe, l’éducation, la cyberrésistance narrative, la diffusion de nouveaux storyworlds et la conversation. Où la solution de la traversée de la catastrophe est comparée à une forme de collapsologie dont on ne peut rien espérer. Où l’on affirme l’impérieuse nécessité d’éduquer à l’hygiène, la morale, l’éthique, la grammatologie et la géographie du Storyworld, ainsi qu’à l’autosurveillance de ses affects et de ses fétichisations. Où l’on convient que l’éducation est insuffisante. Où l’on appelle à la cyberrésistance narrative multipartite. Où l’on évalue le cas particulier de Wikipédia, source primordiale d’information, qui fait l’objet d’infiltrations idéologiques. Où l’on doute que l’industrie qui fleurit sur le mythe du « nouveau récit » puisse faire émerger un storyworld de la réconciliation. Où l’on défend le rôle crucial de la conversation pour rétablir les relations par l’anodin. Où l’on propose de créer des lieux de « basse intensité » où des gens qui évoluent dans des mondes séparés puissent se croiser et converser. Où l’on explore la médiation du jeu, et notamment du jeu de rôle, pour restaurer la parole et la cohésion.
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[À retenir]
La construction d’une extension médianumérique de notre écoumène bouleverse en profondeur notre condition, et nous constatons a posteriori les dégâts. Désormais distancés par les faiseurs de haine qui ravagent les cerveaux et agitent les émotions des populations frustrées ou méprisées (totalitarisme), les défenseurs d’un rapport au réel où le fait brut l’emporte sur l’idéologie (démocratie) peinent à mettre en place des parades et des contre-offensives. Les ressources du camp totalitaire, sans scrupule, financé par des États et des milliardaires illibéraux, et qui s’appuie sur le fanatisme de sa base idéologisée, dépassent celles du camp démocratique qui s’en est remis trop longtemps et naïvement au marché et à l’activité contributive des particuliers.
En l’état actuel, nous avançons vers la catastrophe, et rien ne laisse espérer un happy ending. Toutes les démocraties vacillent, et l’ONU représente le consensus de ses membres qui sont majoritairement illibéraux.
Mais cette description simplifiée de la situation ne doit pas obérer un fait indéniable : en dernier ressort, chacun est responsable de son hygiène mentale, de ses affects, de son éthique et de sa morale. Se faire ou ne pas se faire contaminer n’est pas seulement une question d’exposition. C’est aussi accepter de se laisser glisser dans la fétichisation et de se laisser emporter par l’agitation.
Ainsi, l’éducation au médianumérique et au Storyworld peut alerter et outiller contre la manipulation, l’illusion et l’exaltation. L’exemple des intellectuels très éduqués qui s’abandonnent avec délectation aux idéologies, voire qui les façonnent, montre cependant les limites de l’éducation.
Nous ne ferons pas l’économie d’une cyberrésistance narrative multipartite, incluant des acteurs publics et la société civile. Bien sûr, comme toute lutte organisée, les risques de verser soi-même dans ce que l’on condamne sont forts. Mais ne rien faire est tout aussi risqué.
L’hypothèse de la construction ou de l’émergence spontanée d’un storyworld de la réconciliation qui deviendrait hégémonique ressemble beaucoup aux mythes messianiques. Sous la forme du « nouveau récit » et de « l’imaginaire d’un futur souhaitable », elle fait fleurir une industrie qui se décline dans tous les domaines : thérapie, art, marketing ou politique.
Ne reste que l’individu vigilant et de bonne foi qui tente de réviser de l’intérieur les storyworlds auxquels il tient et qui souhaite encore converser avec les autres. La conversation, dans sa forme anodine et son objet amical, semble être le seul remède aux clivages les plus tenaces.
Créer des lieux et des événements pour rencontrer ceux qu’on ne rencontre jamais, réapprendre la confiance en se fréquentant, en se parlant de rien ou en jouant pourrait bien être l’une des armes les plus efficaces contre les dérives sectaires, totalitaires et hallucinatoires. Après tout, l’humanité ne s’est-elle pas construite grâce au langage et au commérage, lesquels auraient rendu possible la coopération ?